Colloque de l'Institut universitaire de France - IUF, 29-31 Mai 2024

Complexité(s) : comprendre, vivre, transmettre !

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A un rythme soutenu, nous traversons un âge inquiet, remettant en cause des acquis parfois séculaires. Il peut paraitre malaisé de se référer à un socle stable de certitudes durables, comme si tout se compliquait à l’envi ! L’humain en arrive à se demander s’il dispose des capacités qui lui permettront d’affronter en toute autonomie les conditions inhérentes à sa propre existence. S’il est difficile d’imaginer les postures ontologiques de nos lointains aïeux et leur évolution au fil de l’histoire humaine, force est de constater que le sentiment actuel d’imminence est prévalent. Prélude-t-il à une catastrophe annoncée ou permet-il au contraire de mieux anticiper et prévenir les dangers à venir, avec ce supplément d'âme que Henri Bergson appelait déjà de ses vœux ? L’acceptation des dimensions de la complexité et de l’hétérogénéité n’est-elle pas surtout le meilleur moyen de combattre les solutions de facilité, de négligence ou de repli qui finiraient par miner la planète et le vivant.

Science rime volontiers avec complexité, mais cette notion même ne va pas de soi. Par son origine, le mot enferme l’idée de pli et d’entortillement, contrastant avec la simplicité. En mathématiques, le cinquième postulat d’Euclide a été infirmé, alors qu’il paraissait manifeste ; la géométrie non-euclidienne en découlant a ouvert un univers de complexité. Kurt Gödel a introduit son théorème d’incomplétude après qu’Albert Einstein eut conçu sa théorie de la relativité. En thermodynamique, l’entropie infirme la possibilité même d’équilibres pérennes. Le monde des sciences n’a cessé de déroger aux certitudes pour complexifier sa posture et gagner en précision. A la croisée de l’intelligence artificielle et des neurosciences, notamment, le XXIe siècle accélère ce processus au point que, sous un angle que d’aucuns définissent comme post-humain, l’individu serait en passe d’être surclassé par la machine et les diverses prothèses dont il se pourvoit. « Surclassé », ou « secondé », voire « transformé »: c’est selon! car ce qui est complexe présente nécessairement plusieurs facettes (ou plis) et suscite des appréciations quelquefois antagonistes. On ne saurait d’ailleurs oublier que les sciences ne cessent de clarifier voire résoudre d’anciennes questions complexes !

Si le monde des sciences exactes ne cesse d’alimenter la sensation du complexe, celui de la culture, des humanités, des sciences sociales, au sens le plus large du terme, n’est pas en reste. Les approches et les points de vue foisonnent, se complètent, s’entrechoquent, s’agencent, car la société veut et doit pouvoir exprimer toute sa pluralité. Excepté sous le joug de quelques dictatures, la culture n’est plus un apanage prétendument homogène et hégémonique ; elle exprime les rêves et les revendications de l’humanité dans tous ses aspects. A l’heure où l’anthropocentrisme est révoqué en doute, c’est même l’ensemble du vivant qui est concerné. Cette ouverture alimente elle-aussi le sentiment du complexe et du précaire, mais ne le laissant pas simplement déroutant, elle y introduit une promesse.

En outre, à l’époque contemporaine, les sciences humaines et sociales autant que les sciences de la nature ont inversé la manière de considérer la complexité. Au-delà d’un sentiment diffus de complication inextricable et de diversité intuitivement insaisissable, elles ont posé la complexité comme un choix de méthode, quelles que soient la simplicité ou la complication apparentes du problème à traiter, et, le plus souvent, sous l’égide d’une épistémologie de la diversité. La complexité prévaut alors sur l’unité et la totalité, et les relations entre le local et le global s’inversent ad libitum. Décréter par exemple que tout problème relevant de la santé doit être examiné à l’intérieur d’un ensemble dénommé « One Health », ce n’est pas seulement rêver encore à l’unité de la science au nom de l’unité du monde réel, ou même se plier à une exigence institutionnelle d’interdisciplinarité, c’est adopter le seul point de vue qui permettra de saisir les interactions et interdépendances entre toutes les facettes d’un problème sanitaire, ainsi que les interactions entre interactions, d’en suivre les évolutions, les rétroactions, et d’augmenter les possibilités de l’interprétation et de l’action.

On peut aussi examiner les raisons pour lesquelles Bruno Latour, à propos des problématiques environnementales et du nouveau régime climatique, défend avec opiniâtreté le concept « Gaïa », contre « Notre Planète » ou « la Terre » : les deux derniers sont d’emblée unificateurs et totalisants, alors que seule Gaïa préserve la possibilité de saisir, en quelque sorte de l’intérieur, à la fois toute la diversité des types d’existants concernés et intriqués, humains et non-humains, vivants et non vivants, relevant de disciplines très différentes, ainsi que leurs interactions à toutes les échelles de temps et d’espace. Sous le point de vue de la complexité, on peut alors suivre les interactions entre ces existants et leurs « puissances d’agir », et la propagation de leurs effets dans Gaïa qui, sous ce point de vue, est un réseau de traductions et de transpositions, et non un tout unifiable. On comprend alors qu’avec le choix méthodologique de la complexité, l’observateur-expérimentateur fait partie du problème à traiter, il est lui-même, concerné et intriqué, l’un des éléments des chaînes et des enchâssements d’interactions, des traductions et des transpositions.

Edgar Morin est l’un des penseurs les plus connus de la « complexité », qu’il proposait lui aussi comme méthode pour toutes les sciences contemporaines. En s’inspirant des modèles cybernétiques, ainsi que des apports en mathématiques, en philosophie et en sciences cognitives, entre autres, d’Heinz Von Foerster de Francisco Varela, Morin a clairement montré le bouleversement qu’engendre une pensée de la complexité. Avant que des étiquettes telles que l’interdisciplinarité, la transdisciplinarité ou la pluridisciplinarité n’envahissent les programmes de recherche et d’enseignement, le paradigme de la complexité est en mesure, selon le sociologue, de « rendre compte des articulations qui sont brisées par les coupures entre disciplines, entre catégories cognitives et entre types de connaissance »1. Cette même recomposition, qui n’est pas une unification, ne peut se faire qu’en acceptant un « principe d’incomplétude et d’incertitude » que la complexité porterait en elle-même, si bien que le problème, dit Morin, « est de savoir s’il y a une possibilité de répondre au défi de l’incertitude et de la difficulté »2. L’une des voies préconisées est celle du dialogique, entendu à la fois comme dialogue et polyphonie d’épistèmès concurrentes voire antagonistes, et comme maintien fécond d’au moins une dualité de principes logiques, à l’instar des binômes ordre-désordre et clôture-ouverture des systèmes vivants.

Cela semble indiquer que le thème de la ou des « complexité(s) » se donne pour enjeu d’aborder combien complexe il est de produire du simple, et combien la science est par nature une « complication » (ou « imbrication ») entre plusieurs domaines, dont chacun nourrit les autres et s’en voit nourri en retour. En témoigne, encore une fois dans une perspective dialogique, la proposition d’une « complexité-simplexité » avancée par Alain Berthoz et Jean-Luc Petit en prolongement des réflexions autour de la simplexité en tant qu’entrelacement des solutions simples que le vivant trouverait aux « problèmes que lui pose la complexité du réel »3, et dont les sciences humaines et sociales pourraient tirer profit. Le mérite des complexités scientifiques, consiste avant tout à mieux approcher, interpréter, prédire voire remodeler les complexités du monde réel.

Face au « complexe » (pris au sens de « réseau » ou plutôt de « rhizome ») évoqué ici, les communications attendues pourront questionner, approfondir, s’approprier… Le complexe écheveau de la science n’existe pas sans emprunter à autrui, et la science moderne s’adjoint volontiers le concours de la pluridisciplinarité.

L’IUF est sans doute le creuset idéal où confronter sciences exactes et sciences humaines à ces questions.

 

1 Edgar Morin, Science avec conscience, Paris, Seuil, 1990, p. 164.

2 Ibidem.

3 Alain Berthoz et Jean-Luc Petit, « Sommaire détaillé » in id. (éds.), Complexité­-Simplexité,Nouvelle édition [en ligne], Paris, Collège de France, 2014, http://books.openedition.org/cdf/3339.

 

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